Hérault - À l'Éducation nationale, l'arrivée d'un nouveau ministre peut-elle vraiment changer l'école ?

Hérault - À l'Éducation nationale, l'arrivée d'un nouveau ministre peut-elle vraiment changer l'école ?

Hérault - À l'Éducation nationale, l'arrivée d'un nouveau ministre peut-elle vraiment changer l'école ?

Par , le 02 Juin 2022

À l’Éducation nationale, l’arrivée d’un nouveau ministre peut-elle vraiment changer l’école ?

Claude Lelièvre, Université Paris Cité

Normalien, spécialiste de l’histoire sociale des États-Unis, Pap Ndiaye a été nommé vendredi 20 mai ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. Son parcours et ses positions marquent une rupture par rapport à celles de son prédécesseur, ont noté les observateurs politiques. Mais quelle portée un changement à la tête de l’Éducation nationale a-t-il sur le terrain ? De quelle marge de manœuvre un ministre dispose-t-il vraiment à son arrivée étant donné que l’administration ne change pas ? Remise en perspective avec trois questions à Claude Lelièvre, historien de l’éducation.

The Conversation : Pap Ndiaye est historien. Par son domaine de recherche, en quoi s’inscrit-il dans une tradition au ministère de l’Éducation nationale ?

Claude Lelièvre : Deux historiens ont été deux grands ministres de l’Instruction publique : François Guizot, célèbre pour son importante loi de 1833 sur l’enseignement primaire, organisant un système scolaire public, et Victor Duruy, connu pour sa loi de 1865 sur l’enseignement spécial, une sorte de secondaire technologique. C’est ce qui a pu accréditer une « tradition » de nominations d’historiens à la tête du ce ministère. En réalité, ils sont peu nombreux.

Durant la Vᵉ République, avant la nomination de Pap Ndiaye, il y a eu dix ex-professeurs nommés ministres de l’Éducation nationale (sur une trentaine) : quatre agrégés – du supérieur – en droit ou sciences politiques (Edgar Faure, Jack Lang, Luc Ferry, Jean-Michel Blanquer) ; trois agrégés de lettres classiques (Lucien Paye, François Bayrou, Xavier Darcos), un agrégé de philosophie (Vincent Peillon), un agrégé de géographie (René Haby) et un seul agrégé d’histoire (Louis Joxe). On remarquera que tout se passe comme s’il était hors de question que des enseignants d’un autre « rang » puissent être à la tête du ministère de l’Éducation nationale. Et Pap Ndiaye, onzième professeur qui vient d’être nommé à la tête du ministère, est bien un agrégé (d’histoire) et ne déroge pas à la règle.

L’historien des minorités Pap Ndiaye, la surprise à l’Éducation nationale (France 24).

En revanche, il se distingue des dix autres qui ont eu, avant d’être nommés ministres de l’Éducation nationale, des expériences dans l’administration du ministère – deux d’entre eux étaient devenus recteurs, un autre président du Conseil national des programmes – ou en politique, pour sept d’entre eux.

Cette nomination est donc vraiment exceptionnelle et comporte manifestement un risque, qui a dû être calculé. On peut en particulier formuler l’hypothèse que la trajectoire, les travaux et les positions argumentées et mesurées de Pap Ndiaye sur certains sujets sensibles ayant à voir avec les « valeurs républicaines » (et donc avec l’objectif majeur de « refondation de l’École », à savoir « forger des esprits républicains ») ont pu jouer un rôle majeur, voire décisif. Il devait être clair, pour Emmanuel Macron, qu’il ne s’agissait pas de mettre en œuvre une ligne portée par des personnalités s’en prenant à tout va à « l’islamo-gauchisme », au « séparatisme » à la « cancel culture » voire au « wokisme ». Et, sur ce plan là, Pap Ndiaye peut apparaître comme un garant de sérieux, d’équilibre et de fermeté quant aux « valeurs républicaines » ; en tout cas aux yeux du président de la République nouvellement réélu.

TC : Quelle est la mission du ministère de l’Éducation nationale par rapport à l’école française ? Le ministère a-t-il plus de poids en France que dans d’autres pays où l’administration est moins centralisée ?

C.L. : L’école est effectivement plus centralisée en France que dans beaucoup d’autres pays comparables, et son ministère y a plus de poids. Cela tient sans doute à la centralisation en général de l’administration en France, mais a aussi des raisons spécifiques qui renvoient pour l’essentiel au fait que la France a été perçue comme « le pays des révolutions » et des « changements de régime ». Une École centralisée est apparue comme un outil central pour faire face aux risques d’instabilité. Les trois grands fondateurs de cette école-là sont très clairs là-dessus.

Quand en 1806 Napoléon crée l’Université (c’est-à-dire non pas l’enseignement supérieur mais le mode d’organisation et de direction étatique de l’école en France), il ne fait pas mystère de la finalité profonde de l’opération. En témoigne le rapport de Fourcroy du 27 février 1806, rapportant ses paroles :

« Il n’y aura pas d’État politique fixe s’il n’y a pas un corps enseignant avec des principes fixes. Tant qu’on n’apprendra pas, dès l’enfance, s’il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux, l’État ne formera point une nation ; il reposera sur des bases incertaines et vagues ; il sera constamment exposé aux désordres et aux changements ».

L’État central se fait éducateur pour que l’ordre – son ordre – règne. Il doit donc, ce faisant, subordonner le local, le « remettre à sa place ». Comme le dit Guizot dans sa célèbre Lettre aux instituteurs du 16 juillet 1833 à propos de sa loi sur l’enseignement primaire : « Ce n’est pas pour la commune et dans un intérêt purement local […] ; c’est aussi pour l’État lui-même. L’instruction primaire universelle est désormais en effet une des garanties de l’ordre et de la stabilité sociale […]. C’est assurer l’empire et la durée de la monarchie constitutionnelle. »

Jules Ferry s’est inscrit lui aussi dans le droit fil de cette doctrine de l’État (central) éducateur, dans son Discours programme à la chambre des députés du 26 juin 1879 :

« Quand nous parlons d’une action de l’État en éducation, nous attribuons à l’État le seul rôle qu’il puisse avoir en matière d’enseignement et d’éducation. S’il lui convient, dans un intérêt public, de rétribuer des chimistes, des physiologistes, s’il lui convient de rétribuer des professeurs, ce n’est pas pour créer des vérités scientifiques ; ce n’est pas pour cela qu’il s’occupe d’éducation : il s’en occupe pour maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui sont nécessaires à sa conservation. »

À partir des débuts de la IIIe République, il s’agit avant tout de conforter le régime républicain. Emmanuel Macron vient de déclarer qu’il fallait « refonder l’École ». Et il s’est nettement inscrit lui aussi dans la ligne de l’État-éducateur en mettant en avant qu’il fallait « agir pour une école toujours plus inclusive, formant aux savoirs fondamentaux et forgeant des esprits républicains » lors de son discours d’investiture du 7 mai dernier. C’est à partir de là que l’on peut situer la nomination surprise de Pap Ndiaye.

TC : Si les ministres changent, les administrations restent. Quelle est la marge de manœuvre du ministre de l’Éducation nationale ?

CL : Quand un ministre arrive, il sait que l’administration de son ministère est pour l’essentiel pérenne et que les changements de fond (surtout d’ordre culturel et pédagogique) sont difficiles, nécessitant généralement beaucoup de temps avant d’être effectifs. Or il ne sait pas combien de temps il va rester à la tête du ministère, même s’il peut savoir que la durée moyenne est de deux années sous la Ve République.

« Islamo-gauchisme », « blackface"… Entre Pap Ndiaye et Jean-Michel Blanquer, le grand écart des idées (Le Huffington Post, mai 2022).

Il existe par ailleurs au sein du ministère une puissante DGESCO (Direction générale des enseignements scolaires) qui a rassemblé en son sein depuis les débuts du XXIe siècle l’essentiel des services qui étaient auparavant structurés par degrés d’enseignement (écoles, collèges, lycées…). Cette situation est telle que l’on parle parfois du Directeur de la DGESCO comme d’un « vice-ministre », surtout s’il dépasse les compétences normales de ce poste qui devrait être celui de premier exécutant (ou de principale cheville ouvrière) pour devenir aussi concepteur voire stratège de la politique éducative menée. Cela a été par exemple le cas lorsque Jean-Michel Blanquer a été le DGESCO du ministre Luc Chatel, réduisant le rôle de celui-ci plutôt à celui de principal communicant du ministère que de véritable ministre.

Jean-Marc Huart vient d’être nommé directeur de cabinet du nouveau ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye, avec le concours de l’Elysée, comme c’est généralement l’usage. Il a été auparavant DGESCO au début du ministère de Jean-Michel Blanquer. Certains y voient déjà une mise sous tutelle de fait du nouveau ministre. Mais cela n’a rien d’évident car Jean-Marc Huart ne s’est pas montré du tout sous le jour d’un « vice-ministre » (concepteur et stratège) lorsqu’il était DGESCO mais sous celui d’un fidèle exécutant. Surtout, on peut penser qu’il est nommé là pour ce qu’il connait le mieux comme l’atteste le déroulé de sa carrière, à savoir le secteur de la formation professionnelle, c’est-à-dire pour l’autre projet auquel tient aussi beaucoup Emmanuel Macron, à savoir la réforme des lycées professionnels et des instances ou modalités d’orientation.

Les ministres de l’Éducation nationale peuvent avoir, sous la Ve République, une marge de manœuvre effective s’ils se concentrent sur quelques dossiers décisifs, sans se disperser, et qu’ils ont pour cela un ferme soutien du Chef de l’État – en l’occurrence, pour Pap Ndiaye, il s’agira de renouer le dialogue, apaiser les esprits et s’investir sur la question de « forger des républicains ».

Claude Lelièvre, Enseignant-chercheur en histoire de l'éducation, professeur honoraire à Paris-Descartes, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

 

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